À toutes les personnes dont le cœur est lié au mien par cette corde invisible mais indestructible.

Parce que le trope « found family » prend tout son sens quand je suis avec vous.

À Denis, mon amoureux.

Parce que ta seule menace de chatouilles me fait hurler de rire.

1

       Immobile et silencieuse, le dos bien droit, collé au tronc, j’écoute. Inutile de songer au vide sous mes pieds. Après plusieurs jours d’entraînement acharné, la hauteur des houppiers n’est plus un problème. Je n’ai jamais souffert du vertige, ça non. En revanche, il est arrivé qu’une chute refroidisse mes ardeurs. J’imagine parfois Dastân et son teint cadavérique me supplier de descendre. Cependant, je mets très vite un terme à ce genre de divagations. L’heure n’est pas à la rêverie, encore moins aux larmes qui la suivent bien trop souvent.

       Sous l’écorce du hêtre qui me sert de refuge, un signal. Une pulsation très légère, perceptible uniquement grâce au liamm’Zarak. Il n’est pas encore là, mais il se rapproche. Je resserre l’étreinte de mes cuisses autour de la branche alors que je sors une flèche de mon carquois. Puis je baisse les yeux vers le sol, et souris.

       Les arbres ont raison.

       Il lève le menton et balaie la canopée du regard sans me voir. Les frondaisons me dissimulent de leur ombre, et ma silhouette figée se confond dans les branches. Je bande mon arc lorsqu’il me tourne le dos et suspend mes gestes quand du bois mort craque sous les pas d’un autre intrus, loin derrière moi. Le hêtre répond à ma question silencieuse et m’indique qu’un individu court dans notre direction. Quelques secondes plus tard, l’information devient plus précise. Son pas souple et léger, remarqué par les racines qu’il frôle, me donne la certitude qu’il s’agit d’une femme.

       Notre petit jeu doit prendre fin.

       Ma flèche siffle avant de se planter aux pieds de Mélek qui soupire. Il n’a même pas sursauté. Je peste, furieuse de constater mon incompétence, tandis que je descends de mon perchoir.

       Le Saël m’attend, bras croisés contre le torse et le visage impassible.

       — Si tu peux me laisser souffler un peu avant de me lister tout ce que j’ai mal fait cette fois, tu me rendrais un fier service.

       Son sourcil gauche s’arque et la ligne de sa bouche se tord. Aujourd’hui, je ne prends plus ses grimaces pour du mépris.

       — Un peu comment, ash’mik ? Parce que si on commence pas bientôt, c’est pas dit qu’on puisse rentrer pour le dîner.

       Je retire ce que j’ai dit. Comme si je ne les méritais plus, je me défais de mon carquois et laisse tomber mon arc par terre.

       — Fais pas cette tête, poursuit-il. C’était pas si mal.

       Je lève les yeux au ciel avant de me laisser choir au sol et de m’y allonger dans un souffle théâtral. Dans la bouche de Mélek, sa dernière remarque est presque un compliment. Je suis toutefois trop lasse pour m’en réjouir.

       — Tu m’as repérée quand, exactement ?

       Il s’accoude au chêne derrière lui et passe une main sur son visage fatigué.

       — Il y a deux heures environ.

       Un grognement s’échappe de ma bouche pendant que je me redresse et m’appuie sur mes coudes.

       — Et tu fais semblant de me chercher depuis tout ce temps ?

       Il hausse les épaules.

       — Je me demandais combien de temps tu mettrais à te rendre compte que je te tourne autour.

       J’émets un petit son aigu proche d’un gémissement en m’affalant de nouveau dans les feuilles mortes. Voilà trois jours que les températures ont chuté et rendent les entraînements à l’extérieur du palais particulièrement éprouvants. J’apprends vite, c’est certain. Pourtant, je me sens aussi ridicule et faible que lorsque je suis arrivée à Hazel, il y a six semaines.

       Six longues semaines.

       Une boule de rage et de tristesse se loge dans ma gorge.

       — Ta perception des signaux végétaux est excellente. Tu n’as plus grand-chose à apprendre en ce qui concerne la communication de ton liamm’Zarak.

       Mais… J’attends la suite. Parce qu’il est impossible que cette avalanche d’éloges arrive sans remontrances assommantes. Je m’assois en l’observant frotter une pomme contre sa manche.

       — Mais tu dois apprendre à cumuler tes liamms si tu veux réellement progresser. Tizgi t’a fait don d’au moins deux liamms. Sers t’en. Tu en es largement capable.

       — Pourquoi au moins deux ? Il est possible d’en développer plus ?

       Il croque son déjeuner à pleines dents, tandis qu’il me fixe d’un air blasé.

       — Quoi ? C’est une question idiote ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

       Sans répondre, il me tend sa main, que je saisis, et m’aide à me relever. Alors que je ramasse mon arc et mon carquois, il se met en marche en direction de celle qui vient à notre rencontre.

       — Mélek !

       J’arrive à sa hauteur, agacée de son air mystérieux qu’il se plaît à entretenir, pour rien la plupart du temps. Je soupire, presque résignée à rentrer en silence, quand il ouvre la bouche :

       — Je me demande parfois si tu serais plus concentrée s’il était resté.

       Ses paroles sont comme un coup de poing dans mon estomac. Ma gorge se resserre. J’arrive toutefois à répliquer sans trémolos :

       — Je suis concentrée. Simplement, je ne suis pas aussi douée que tu le penses. C’est tout.

       Mon regard se fige sur la silhouette essoufflée qui apparaît au détour d’un chêne, mais je sens celui de mon enseignant se poser sur moi.

       — Et puis, je ne vois pas de qui tu parles.

       J’imagine aisément ses yeux rouler vers le ciel.

       — Nier l’évidence ne t’aidera pas à te concentrer davantage, encore moins refouler tes émotions.

       Un sourire narquois aux lèvres, les mains sur les hanches, je me tourne vers lui.

       — C’est la poêle qui se moque du chaudron !

       Son expression offusquée me ravit. Je dirais même qu’il est légèrement paniqué. Il change de sujet :

       — Hum ! Un peu d’histoire, maintenant…

       Je plisse les yeux d’un air accusateur pendant qu’il cherche manifestement quel thème aborder. Une étincelle de soulagement habille soudain son regard.

       — Que sais-tu de la yemderrän ?

       Je souffle bruyamment, déjà lassée de cet examen improvisé, puis fouille ma mémoire à la recherche d’informations glanées à la bibliothèque.

       — Puisqu’elle ne se soumettait à aucun liamm’Zarak, on a construit le dôme pour s’en protéger, sous le règne du roi… Kierän ?

       Il secoue la tête.

       — Bien essayé.

       — De la reine Dihya ?

       — Vous voilà ! nous interrompt Aliénor au détour d’un sentier. J’ai bien cru que je m’étais perdue.

       Mélek s’empresse de la rassurer :

       — Tu n’aurais pas été perdue, nous t’avons repérée depuis un moment.

       Mon sourire s’élargit. Il finit par le remarquer et envoie la fine branche d’un saule claquer sur l’arrière de mon crâne. Je laisse échapper un « aïe » discret.

       — Yüna est rentrée avec des nouvelles de la frontière ithränienne, lâche mon amie.

       Aussitôt, je retrouve mon sérieux. La princesse saëlle est partie depuis plus de trois jours. Il me tarde de découvrir son rapport de mission et… oserais-je espérer du courrier ? La moiteur de mes paumes s’accentue à cette idée. Maintenant que l’existence de la cité est connue d’Ithrän, les souverains ont eu l’occasion d’échanger une correspondance plus ou moins cordiale. Pourquoi ne pourrais-je pas recevoir des nouvelles de Dastân et de mes anciens compagnons de voyage ? Aliénor saisit ma main.

       — Tu dois rentrer avant qu’elle ne se présente devant l’Assemblée. Je ne pense pas qu’elle prendra la peine de répéter si jamais tu arrives en retard.

2

Note : les dialogues en gras sont en saëlis.

       La domestique est encore en train d’épingler mon voile tandis que je fais signe aux gardiens d’ouvrir la porte. De toute manière, personne ne me prête attention lorsque j’entre dans la salle de l’Assemblée. Naturellement, mes épaules s’affaissent comme si je voulais disparaître.

       — Qu’espères-tu donc, Elkana ? Que ta fiancée déchaîne tous les pouvoirs de Tizgi dans la bataille ? En six semaines, elle n’a même pas acquis la maîtrise de son liamm naturel ! Son niveau ne vaut pas celui d’un enfant de dix ans.

       Je suis si nerveuse que la nausée me brûle l’œsophage. La voix méprisante de Yüna se répercute contre tous les murs. Elle semble même faire vibrer les branches de l’arbre d’émeraude millénaire qui trône au centre de la pièce.

       Elle n’a pas tort. Malgré l’enseignement de qualité que Mélek me prodigue, je ne suis pas à la hauteur. La partie de cache-cache de cet après-midi en constitue une nouvelle preuve.

       Cependant, ce n’est pas ce constat qui me troue l’estomac, mais la façon dont elle a parlé de moi. La fiancée d’Elkana.

       — La princesse Yüna a raison.

       Tous les regards se tournent vers moi et accablent instantanément ma poitrine d’un poids désagréable. Pourtant, je me redresse, lève le menton et avance.

       La première fois que j’ai foulé ces dalles, un semblant de procès avait failli mettre fin à ma vie. Même si mon sursis s’est allongé, j’ai toujours l’impression d’être jugée sous leurs regards. Certains m’admirent avec une ferveur quasi religieuse. Ils espèrent un miracle auquel moi-même je ne crois pas. D’autres, moins nombreux, me toisent en priant pour que la menace que j’incarne ne fasse pas trop d’ombre à leur princesse. S’ils savaient à quel point leur couronne m’indiffère…

       Dans l’assistance, Aliénor m’encourage d’un sourire. À côté d’elle, un Mélek exaspéré se décale pour laisser Aykân s’assoir avec eux. Je n’arrive pas à savoir s’il est agacé ou finalement ravi de se coller davantage à ma meilleure amie.

       Une fois face au roi, entre Yüna et Elkana, j’adresse une brève révérence au souverain et au reste de l’Assemblée. Puis je reprends :

       — La princesse a raison, mais elle oublie un détail important.

       J’entends la langue de l’intéressée claquer dans sa bouche. Mon séjour chez les Saëls ne nous a pas permis de nous rapprocher ni de nous comprendre. Il faut dire qu’elle est souvent en mission à l’extérieur de la cité, et que l’occasion de bavarder autour d’une boisson chaude ne s’est pas présentée.

       — On ne vous attendait plus, Kéziah…, crache-t-elle sans quitter notre auditoire des yeux.

       — Le respect des traditions ancestrales prend du temps. Si je n’avais pas eu à revêtir cette robe d’apparat comme il sied au protocole, j’aurais eu le plaisir d’assister à l’introduction de cette séance.

       Cette fichue robe. Celle que je dois porter à chaque événement public depuis le jour funeste de l’annonce de mes fiançailles. Je la jetterais au feu volontiers si je ne craignais pas que ce geste signe l’arrêt de mort de mes amis. Quoi qu’il en soit, il est hors de question que j’épouse Elkana. Mais un problème à la fois est largement suffisant, et celui d’aujourd’hui ne concerne pas ce futur mariage.

       Outre la robe écrue et sa ceinture dorée, j’arbore le tishräd, dessiné par Tiphenn. Ces arabesques autour de mes yeux, symboles du liamm’Zarak, me donnent le sentiment d’appartenir à la forêt et de pouvoir obtenir sa protection peu importe où je me trouve.

       — Qu’ai-je donc oublié, d’après vous ? me lance Yüna en se tournant vers moi, bras croisés sur la poitrine.

       Sa prestance, accentuée par son tishräd de guerrière, me fascine comme au premier jour. Ma posture se redresse en miroir de la sienne, à l’image d’une enfant imitant son aînée. Une attitude qui transpire la confiance et la fierté, même si le doute me ronge les os.

       — Ce que je sais faire n’a que peu d’importance.

       Avec le plus d’assurance possible, j’observe ensuite les Saëls installés autour de leur roi.

       — Je n’ai pas été choisie pour mes capacités, mais pour ce que je suis : la fille de Targit.

       Des murmures s’élèvent, gravissent les gradins comme des fourmis légionnaires affamées. Je n’ai aucune certitude quant à ce que j’avance à propos des mobiles de Tizgi. Néanmoins, il est clair qu’il ne m’a pas amenée jusqu’ici pour mes talents. Alors, j’use de ce que Mélek considère comme l’indispensable de la politique : le bluff. Ce dernier me détaille avec beaucoup d’attention. Je le soupçonne de lire en moi comme dans un livre ouvert, parfois mieux qu’Aliénor. Est-il fier de me voir appliquer une de ses leçons non officielles ? En effet, il est temps de réaffirmer ma position et le pouvoir qui l’accompagne.       

       — Je suis l’héritière légitime de la couronne de Targit. Et, avec ou sans votre aide, je compte bien la reprendre.

Noalig

       Les voyages en carrosse revêtent l’avantage certain de m’offrir la solitude à laquelle j’aspire souvent. Seule, je peux fermer les yeux. Détendre mes muscles. Tomber le masque. Cesser de réfléchir. Baisser la garde.

       Un peu de repos avant le chaos.

       Une forte secousse me bouscule et je maudis le charron qui a remplacé les roues ce matin. Je soulève le rideau et laisse entrer un fin rai de lumière dans l’habitacle. Les montagnes cisèlent l’horizon avec bien plus de précision qu’hier. Mon voyage touche à sa fin.

       — Souhaitez-vous une halte, Votre Majesté ?

       À travers la fine vitre de la fenêtre, la voix du soldat me parvient sans peine malgré le tapage du convoi. S’il n’entend pas la mienne, ce pantin sans cervelle lira dans mes yeux le dérangement qu’il m’a causé.

       — Certainement pas.

       Il s’incline bien plus que nécessaire, se retrouvant dans une position inconfortable sur son cheval.

       Imbécile. J’ai toujours eu une sainte horreur des flatteries inutiles. Elles font perdre du temps.

       Enfin, il tire sur les rênes et se remet à sa place initiale, m’offrant une meilleure vue sur le paysage. J’ai parcouru cette partie du comté d’Argal tant de fois qu’il me semble la connaître dans les moindres recoins. Pourtant, je ne me lasse jamais d’en admirer les vallons et les forêts, en particulier celles qui bordent les montagnes. Elles me rappellent ce trésor qui dort sous leurs racines.

       Le convoi pénètre la ville et je tire sur les voilages. S’il me plaît d’observer les arbres d’émeraude, il en est autrement des visages noircis par le travail dans la mine.

       Lorsque le cocher ordonne aux chevaux de ralentir, j’inspire profondément, les yeux clos, et m’étire la nuque. La porte s’ouvre, une main gantée apparaît. Je la saisis et m’y appuie pour me relever afin de descendre avec dignité et élégance.

       Surtout, ne jamais baisser les yeux.

       J’observe le comité d’accueil avec une froide indifférence. Le seigneur d’Argal et d’autres nobles sans importance exécutent une révérence impeccable tandis que les rustauds, à genoux derrière, vacillent de terreur.

       — Bienvenue, Votre Majesté, commence le suzerain.

       — Guilhem, quel plaisir !

       Je lui tends la main sans pour autant faire un pas vers lui. Ajouté à cela, l’oubli de son titre dans mes salutations lui rappelle qu’il demeure un vassal à mon service. Si j’ai beaucoup de respect pour son épouse, lui ressemble à un pantin de bois sans caractère. La seule chose que je consens à lui accorder, c’est son aveugle fidélité.

       Il s’avance, me baise les doigts et s’incline de nouveau. Même si les flatteries me répugnent, elles relèvent de la nécessité quand elles soutiennent l’ordre établi.

       — Le général Rhaka a-t-il été prévenu de mon arrivée ?

       — Oui, Votre Majesté.

       — Mon cheval, je vous prie, je lance au palefrenier de ma délégation.

       Un étalon à la robe dorée est amené devant moi, ainsi qu’un escabeau. Mes jupes de satin vert fendues sont déployées sur son arrière-train tandis que je m’installe sur la selle à la manière masculine, aidée par les braies ithräniennes. Si ce royaume a offert quelque chose de bon au reste du monde, c’est sans doute cela.

       D’une voix forte et assurée, je rassemble mes troupes :

       — Soldats !

       Les cavaliers forment aussitôt un bouclier autour de moi. Du haut de mon cheval, je décoche un dernier regard à mon hôte involontaire.

       — Voudriez-vous me rendre un service, Guilhem ?

       — Tout ce qu’il plaira à Votre Majesté.

       — Saluez la suzeraine pour moi.

       Sans attendre de réponse, je talonne ma monture. Les sabots claquent sur la terre boueuse du village improvisé. La dernière partie du voyage ne sera pas longue, bien heureusement.

       Il me tarde de constater que mon dessein prend forme.

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