Immobile et silencieuse, le dos bien droit, collé au tronc, j’écoute. Inutile de songer au vide sous mes pieds. Voilà plusieurs jours d’entraînement acharné que la hauteur des houppiers n’est plus un problème. Je n’ai jamais souffert du vertige, ça non. En revanche, il est arrivé qu’une chute refroidisse mes ardeurs. J’imagine parfois Dastân et son teint cadavérique me supplier de descendre. Cependant, je mets très vite un terme à ce genre de divagations. L’heure n’est pas à la rêverie, encore moins aux larmes qui la suivent bien trop souvent.
Sous l’écorce du hêtre qui me sert de refuge, un signal. Une pulsation très légère, perceptible uniquement grâce au liamm’Zarak. Il n’est pas encore là, mais il se rapproche. Je resserre l’étreinte de mes cuisses autour de la branche tandis que je sors une flèche de mon carquois. Puis je baisse les yeux vers le sol, et souris
Les arbres ont raison.
Il lève le menton et balaie la canopée du regard sans me voir. Les frondaisons me dissimulent de leur ombre et les traits figés de ma silhouette se confondent dans les branches. Je bande mon arc lorsqu’il me tourne le dos et suspend mes gestes quand du bois mort craque sous les pas d’un autre intrus, loin derrière moi. Le hêtre répond à ma question silencieuse et m’indique qu’un individu court dans notre direction. Je serre les dents. Quelques secondes plus tard, l’information devient plus précise. Son pas souple et léger, remarqué par les racines qu’il frôle, me donne la certitude qu’il s’agit d’une femme. Notre petit jeu doit prendre fin.
Ma flèche siffle dans son sillage avant de se planter aux pieds de Mélek qui soupire. Il n’a même pas sursauté. Je peste, furieuse de constater mon incompétence, tandis que je descends de mon perchoir.
Le Saël m’attend, bras croisés contre le torse et le visage impassible.
— Si tu peux attendre un peu avant de me faire la liste de tout ce que j’ai mal fait cette fois, tu me rendrais un fier service.
Son sourcil gauche s’arque et la ligne de sa bouche se tord. Aujourd’hui, je ne prends plus ses grimaces pour du mépris.
— Un peu comment, ashmik ? Parce que si on commence pas bientôt, c’est pas dit qu’on puisse rentrer pour le dîner.
Je retire ce que j’ai dit. Comme si je ne les méritais plus, je me défais de mon carquois et laisse tomber mon arc par terre.
— Fais pas cette tête, poursuit-il. C’était pas si mal.
Je lève les yeux au ciel avant de me laisser choir au sol et de m’y allonger dans un souffle théâtral. Dans la bouche de Mélek, sa dernière remarque est presque un compliment. Cependant, je suis trop lasse pour m’en réjouir.
— Tu m’as repérée quand, exactement ?
Il s’accoude au chêne derrière lui et passe une main sur son visage fatigué.
— Il y a deux heures environ.
Un grognement s’échappe de ma bouche tandis que je me redresse et m’appuie sur mes coudes.
— Et tu fais semblant de me chercher depuis tout ce temps ?
Il hausse les épaules.
— Je me demandais combien de temps tu mettrais à te rendre compte que je te tourne autour.
J’émets un petit son aigu proche d’un gémissement en m’affalant de nouveau dans les feuilles mortes. Voilà trois jours que les températures ont chuté drastiquement et rendent les entraînements à l’extérieur du palais particulièrement éprouvants. Je progresse vite, c’est certain. Pourtant, je me sens aussi ridicule et faible que lorsque je suis arrivée à Hazel, il y a six semaines.
Six longues semaines.
Une boule de rage et de tristesse se loge dans ma gorge.
— Ta perception des signaux végétaux est excellente. Tu n’as plus grand-chose à apprendre en ce qui concerne la communication de ton liamm’Zarak.
Mais… J’attends la suite. Parce qu’il est impossible que cette avalanche d’éloges arrive sans remontrances assommantes. La suite de son analyse se fait attendre, alors je m’assois en l’observant frotter sa pomme contre sa manche.
— Mais tu dois apprendre à cumuler tes liamms si tu veux réellement progresser. Tizgi t’a fait don d’au moins deux liamms. Sers t’en. Tu en es largement capable.
— Pourquoi au moins deux ? Il est possible d’en développer d’autres ?
Nonchalant, il croque son déjeuner à pleines dents, tandis qu’il me fixe d’un air blasé.
— Quoi ? C’est une question idiote ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
Sans répondre, il me tend sa main, que je saisis, et m’aide à me relever. Alors que je ramasse mon arc et mon carquois, il se met en marche.
— Mélek !
J’arrive à sa hauteur, agacée de son silence et de son air mystérieux qu’il se plaît à entretenir pour rien, la plupart du temps. Je soupire, presque résignée à rentrer en silence, quand il ouvre la bouche :
— Je me demande parfois si tu serais plus concentrée s’il était resté.
Ses paroles sont comme un coup de poing dans mon estomac. Ma gorge se resserre. J’arrive toutefois à répliquer sans trémolos dans ma voix :
— Je suis concentrée. Simplement, je ne suis pas aussi douée que tu ne le penses. C’est tout.
Mon regard se fige sur la silhouette essoufflée qui apparaît au détour d’un chêne, mais je sens celui de mon enseignant se poser sur moi.
— Et puis, je ne vois pas de qui tu parles.
J’imagine aisément un rictus incrédule se dessiner sur son visage.
— Nier l’évidence ne t’aidera pas à te concentrer davantage, encore moins refouler tes émotions.
Un sourire narquois aux lèvres, les mains sur les hanches, je me tourne vers lui.
— C’est le poêle qui se moque du chaudron !
Son expression offusquée me ravit. Je dirais même qu’il est légèrement paniqué.
— Vous voilà ! s’exclame Aliénor. J’ai bien cru que je m’étais perdue.
Mélek s’empresse de la rassurer :
— Tu n’aurais pas été perdue, nous t’avons localisée depuis un moment.
Mon sourire s’intensifie. Il finit par le remarquer et envoie valser la fine branche d’un saule claquer sur l’arrière de mon crâne. Je laisse échapper un aïe discret.
— Yuna est rentrée avec des nouvelles de la frontière ithränienne, lâche mon amie.
Aussitôt, je retrouve mon sérieux. La princesse saëlle est partie depuis plus de trois jours. Il me tarde de découvrir son rapport de mission et… oserais-je espérer du courrier ? Maintenant que l’existence de la cité est connue d’Ithrän – les souverains échangent une correspondance plus ou moins cordiale. Pourquoi ne pourrais-je pas recevoir des nouvelles de Dastân et de mes anciens compagnons de voyage ?
Aliénor saisit ma main.
— Tu dois rentrer avant qu’elle ne se présente devant l’Assemblée. Je ne pense pas qu’elle prendra la peine de répéter si jamais tu arrives en retard.